Et si l’espace des nombres était aussi hyperbolique ?

    L’infini mathématique est parfois l’idée que l’ « on peut toujours trouver un nombre plus grand ». Ce qui pose problème est précisément l’emploi du verbe « pouvoir » en mathématiques ; il est en effet étrange de dire que l’on peut ou que l’on ne peut pas faire quelque chose en mathématiques : soit c’est vrai, soit c’est faux, mais ce n’est jamais « possible », ou alors c’est une hypothèse ou une conjecture. Or là, il s’agit d’une définition, ce qui pose problème.
Pour résoudre ce paradoxe, on peut comprendre qu’il y a un emploi abusif de l’expression « on peut », qui manifeste cependant un phénomène, à proprement parler, à prendre en compte ; lorsqu’on dit « on peut toujours trouver un nombre plus grand », on se place dans l’espace des nombres, et on essaye d’aller le plus loin possible. Dans ce cas-là, comme on se trouve soi-même impliqué dans la progression des nombres, l’expression « on peut » prend effectivement du sens. Or, si l’on se trouve extérieur à l’espace des nombres, ce qui doit être le cas, il me semble, lorsqu’on fait des mathématiques, l’expression « on peut » n’a plus de sens dans la mesure où l’ensemble des nombres est envisagé dans sa totalité, comme il le fait par exemple lorsqu’il écrit simplement \N pour désigner l’ensemble des entiers naturels. Ce dernier point nous oblige, en tous cas dans un premier temps, à suspendre notre jugement sur l’infinité de l’ensemble des nombres. Pour comprendre les implications de l’immersion du mathématicien dans l’espace des nombres lorsqu’il s’intéresse à l’infini, nous considérerons deux conséquences de cette immersion :

  • nous sommes plus proches du domaine de la physique que des mathématiques, quitte à parler d’une physique des nombres, de vitesse, de position, etc ;
  • l’emploi du terme « espace des nombres » conviendra mieux que « ensemble des nombres », dans la mesure où nous évoluons en son sein.

    Pour résumer, on a donc de deux choses l’une :

  • soit on est dans l’espace des nombres, dans quel cas « on peut » effectivement trouver un nombre plus grand, mais on ne se trouve plus dans un cadre mathématique ;
  • soit on est à l’extérieur de l’ensemble des nombres, qui est un objet mathématique, et qui est donc fini puisque objet mathématique manipulable en tant que tel.

    Prenons alors la peine de comprendre ce qu’il se passe de l’intérieur lorsque nous disons « je peux trouver un nombre plus grand ». Si l’on dit que l’on peut toujours trouver un nombre plus grand, cela signifie que l’on a besoin de le dire, donc que l’on expérimente à un moment une limite que l’on a besoin, comme c’était le cas pour les géomètres grecs, de repousser, au moins de droit. Supposons que je commence à compter, et que je m’arrête à 10. Cela signifie que la limite de l’espace des nombres dans lequel je suis est limité, et que sa limite est 10. Comme je veux pouvoir repousser cette limite, je le fais ; et pour ce faire, j’ajoute simplement une unité, ce qui me fait arriver à 11. Evidemment, dès lors que j’accomplis la possibilité de repousser la limite, je dois la renouveler puisque je suis arrivé à une nouvelle limite. Je poursuis donc jusqu’à 12, puis 13, et cetera jusqu’à 100. Parvenu à 100, je souhaite toujours repousser la limite. Or, si j’ajoute une unité, à la fois je peux dire que je progresse autant que lorsque j’ajoute une unité à 10, et à la fois je vois bien que je ne progresse pas autant par rapport à 100 que par rapport à 10 : dans le premier cas, la progression est de 10%, alors qu’elle n’est que de 1% dans le deuxième cas. Si je veux donc conserver une bonne progression, je dois trouver autre chose que l’ajout d’une unité. Observant le chemin parcouru, je constate que je peux simplement le réitérer, ce qui me fait passer, le plus naturellement qui soit, de l’ajout d’un nombre à la multiplication par deux ; je dépasse donc 100 en le multipliant par 2, ce qui me donne 200. Je recommence, ce qui me donne 400, puis 800, et ainsi de suite jusqu’à 12 800. Arrivé là, je constate que la multiplication permet un dépassement de la limite de plus en plus important, car il passe de 100 de plus, à 6 400 de plus. En outre, le rapport de progression (« géométrique », si l’on veut) est constant, et égal à 2. Mais le problème qui se manifeste alors est que j’ai affaire à des nombres de plus en plus grand, que j’ai de plus en plus de peine à manipuler ; je ne peux déjà plus me représenter 12 800, ce qui me fait sortir de l’espace des nombres pour le regarder comme un objet mathématique, et m’interdit alors de poursuivre de l’intérieur. Par conséquent, je peux dire en toute honnêteté que l’ensemble des nombres est limité à 12 800, qui est alors le nombre qui désigne l’infini au sens commun, comme 10 000, une myriade, le faisait pour certaines sociétés traditionnelles. Mais comme nous ne pouvons évidemment pas nous en contenter, nous changeons de système de notation pour pouvoir continuer à progresser à l’intérieur de l’espace des nombres, en adoptant par exemple la notation scientifique. Ma limite s’écrit donc 12,8\times10^4, et je peux continuer de la repousser. Mais si je multiplie encore par 2, j’obtiens 25,6\times10^4, ce qui ne me fait pas changer de puissance de 10, et n’est donc pas satisfaisant pour continuer à repousser la limite avec la même impression de progresser considérant cette nouvelle notation. En effet, en passant de 10 à 11, je progressais d’une unité, alors qu’en multipliant par 2 arrivé à ce stade, je ne gagne même pas une unité à ma puissance de 10. Par conséquent, je ne progresse plus aussi bien, ce qui signifie que je dois de nouveau changer d’opération, par exemple en employant la multiplication par 10, qui me fait gagner une puissance de 10 à chaque fois. Je reviens alors au même problème qu’initialement en ajoutant des unités, si ce n’est que celles-ci sont ajoutées à la puissance de 10. L’opération mathématique qui permet de rendre compte de cette forme d’accélération de la progression (le terme « accélération » convient bien à la notion d’espace) est la fonction exponentielle : la progression de sa progression est en effet proportionnelle à sa progression, pour simplifier. Cependant, si je veux rendre compte d’un nombre, même en notation exponentielle, je vais buter sur une limite. L’exponentielle de 10 000, notée e^{10000}, est environ égale, en notation scientifique, à 2,7\times10^{10000}, soit par exemple aussi à 2,7\times10^{10^4}. Cette dernière notation semble d’ailleurs plus intelligible, car elle ne fait intervenir que des petits nombres ; pour rendre intelligible un grand nombre, on le décompose en petits nombres entre lesquels on réalise des opérations. Sans cela, le nombre est inintelligible : 2,7\times10^{10000} est un nombre composé de 10000 chiffres, ce qui est absolument illisible et impossible à se représenter pour le commun des mortels. Ca l’est aussi pour de nombreux ordinateurs, d’ailleurs ; faites l’expérience : prenez votre calculatrice habituelle ou votre logiciel de mathématiques préféré et demandez-lui de calculer e^{10000} ; il y a de fortes chances pour que votre machine vous réponde « infini », ou quelque chose comme cela. Pour ces machines, « l’infini » est alors l’impossibilité d’aller au-delà d’un certain nombre ; nous avons alors la définition inverse de celle envisagée initialement. Même pour nous, l’idée même d’aller au-delà de l’exponentielle de 10 000 nous semble incongrue, car il semble que rien de ce que nous pouvons compter atteigne un tel nombre. Si notre curiosité nous pousse à taper dans un moteur de recherche « combien y’a-t-il d’atomes dans l’Univers ? », nous nous attendons à trouver un nombre astronomique (c’est le cas de le dire). Or des sites de vulgarisation donne un nombre de 10^{80} atomes dans l’Univers. Certes, ce nombre n’est pas forcément à prendre au pied de la lettre, mais nous sommes tout de même bien loin de nos 10^{10000}, qui correspondrait à la quantité d’atomes contenus dans des univers contenus dans chaque atomes de tous les univers contenus dans chaque atomes de tous les univers contenant dans chaque atome de… et ainsi de suite 125 fois ! C’est inimaginable, au sens propre du terme.

    Pour autant, ce n’est pas satisfaisant de dire que l’infini est le lieu au-delà duquel je ne vais pas et je ne veux et ne peux pas aller. Certes, nous disions que l’ensemble des nombres, comme unité, est justement une unité, et n’est donc pas infini, ce qui semble compatible avec cette idée d’infini. Mais il est tout aussi choquant de dire que l’ensemble des nombres serait un ensemble fini de e^{10000} éléments ; en effet, de l’extérieur, je peux dire « et qu’en est-il de e^{10000} + 1 ? ». Certes, de l’intérieur, cela n’a aucun sens, car e^{10000} + 1 n’est pas plus loin que e^{10000}, il est à mes pieds, je ne peux même pas les distinguer l’un de l’autre. Comme nous le disions, pour poursuivre ma progression, il faut que je passe à une autre façon de calculer et de représenter mes nombres… Et ce n’est pas impossible ! Alors pour y voir clair, reprécisons les trois points de vue employés :

  • le point de vue intérieur à l’espace des nombres, selon lequel l’infini est la limite au-delà de laquelle je refuse d’aller, mais que je sais pouvoir repousser en changeant de représentation ;
  • le point de vue extérieur à l’ensemble des nombres, selon lequel l’ensemble des nombres est un objet manipulable ;
  • le point de vue extérieur à l’espace des nombres, et intérieur à l’ensemble des nombres, qui dit que je peux toujours aller plus loin en ajoutant 1, peu importe là où je suis ; c’est comme si je mettais les pieds dans l’espace des nombres, que je regardais comment il fonctionne au voisinage de 1, puis que j’en ressortais pour dire « à cette limite que je vois (de l’extérieur), j’ajoute 1 ».

    Etrangement, seul le troisième point de vue nous semble légitime, alors qu’il est le plus loin de l’expérience que nous avons de la manipulation des nombres en mathématiques, me semble-t-il. En effet, c’est ce point de vue qui génère bon nombre de débats sur la notion d’infini en mathématiques. Je ne m’attarderai pas dessus, la littérature la concernant étant plus qu’abondante.

    Je souhaite en revanche m’attarder à résoudre le paradoxe des deux premiers points de vue : de l’intérieur, il me semble possible d’aller toujours plus loin à condition de faire toujours l’effort d’adapter ma progression à l’endroit où je me trouve, alors que, de l’extérieur, cet ensemble est fini. Essayons pour cela d’envisager l’ensemble des nombres, considéré de l’extérieur, aussi comme un espace. L’espace des nombres est donc un espace qui a des limites, considéré de l’extérieur, mais que je ne peux jamais atteindre de l’intérieur : plus je me rapproche du bord, plus l’espace s’étend, et plus je dois agrandir mes pas pour continuer de me rapprocher. Cela ressemble beaucoup à l’espace décrit par Poincaré dans La science et l’hypothèse dans lequel la température diminue à mesure que l’on se rapproche du bord, rendant tout objet de plus en plus contracté, donc petit, et lent, devant donc fournir toujours plus d’efforts pour continuer d’avancer. Cet espace, dit Poincaré, n’est pas euclidien, mais ressemble à un disque qu’il a créé, et qui ressemble à ceci :

    L’espace des nombres, semble-t-il, a une telle géométrie, et l’infini est sa bordure : cela lui permet d’être un objet bien défini, qui possède son unité, tout en permettant au mathématicien de ne jamais l’atteindre, et de toujours trouver un nombre plus grand, prenant la bordure comme horizon inatteignable. Si l’on considère cela, alors le troisième point de vue, qui prend la limite extérieure et « ajoute 1 », n’a alors aucun sens.

Ce contenu a été publié dans Géométrie non euclidienne. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.